Chapitre 0
Tatiana – Cheboksary, Russie
Le matin, la Volga s’étendait devant elle, figée comme une cicatrice dans la glace. Tatiana enfilait son manteau usé, traversait les rues gelées et rejoignait la petite boutique de prêt-à-porter. Là, tout était répétition : plier les tissus, conseiller les clientes, sourire. Les femmes entraient pressées, cherchant un manteau chaud ou une robe pour les fêtes. Tatiana les servait avec douceur, mais derrière son sourire poli se cachait une lassitude que rien ne pouvait masquer.
À vingt-six ans, elle avait l’impression que le temps s’était arrêté. Ses rêves de jeunesse — voyager, aimer, écrire peut-être — s’étaient dissous dans la monotonie des jours.
Le soir, elle rentrait dans son appartement silencieux. Elle posait ses clés sur la table, s’asseyait près de la fenêtre et regardait la Volga s’assombrir. Le fleuve lui semblait un miroir de son propre vide. Elle se souvenait d’un amour passé, fragile, qui s’était éteint sans éclat. Depuis, elle vivait avec une absence, une faille invisible qu’elle ne savait combler.
Parfois, elle ouvrait un vieux cahier où elle avait écrit des fragments de poèmes. Les mots lui paraissaient étrangers, comme s’ils appartenaient à une autre vie. Elle rêvait d’un ailleurs, d’une rencontre qui lui redonnerait le goût de croire.
Li Wei – Shanghai, Chine
Shanghai brillait de mille lumières, mais Li Wei n’y voyait qu’un décor saturé de bruit. Cadre dans une société de finance, il vivait au rythme effréné des chiffres et des contrats. Ses journées étaient réglées comme une mécanique : réunions, décisions, signatures. Ses costumes impeccables dissimulaient une solitude qu’il n’avouait à personne.
À trente-deux ans, il avait tout ce que l’on pouvait attendre d’un homme de sa position : carrière ascendante, appartement moderne, voyages d’affaires. Mais chaque soir, lorsqu’il rentrait dans son appartement aux baies vitrées, il ressentait le poids du silence. Les lumières de Pudong scintillaient au loin, mais elles ne réchauffaient pas son cœur.
Il se servait un thé, s’asseyait dans son fauteuil et ouvrait son carnet de cuir. Il y écrivait des phrases brèves, des pensées qu’il n’osait partager : « Ne pas fuir. Ne pas oublier que je suis vivant. » Ses mots étaient comme des balises dans la nuit.
Parfois, il se surprenait à imaginer une autre vie, loin des contrats et des chiffres. Une vie où il pourrait aimer sans calculer, où ses nuits ne seraient plus peuplées de solitude. Mais au matin, la discipline reprenait le dessus, et il redevenait le cadre impeccable que tout le monde respectait.
Viktor – Moscou, Russie
Dans les ruelles sombres de Moscou, Viktor avançait comme une ombre. Sa silhouette massive se fondait dans la foule, mais ses yeux gris fixaient chaque détail avec une intensité glaciale. Une cicatrice barrait sa joue, souvenir d’un passé qu’il ne racontait jamais.
Il vivait seul, dans un appartement anonyme, où les murs semblaient retenir le froid. Ses journées n’avaient pas de rythme clair : parfois des rendez-vous obscurs, parfois de longues heures d’attente. Mais toujours, il observait. Sa vie était faite de silence et de calculs.
La nuit, il marchait dans les rues désertes, ses pas résonnant sur les pavés gelés. Il s’arrêtait parfois devant les vitrines éclairées, mais son regard ne s’attardait jamais. Dans sa poche, il gardait une rose noire. Symbole muet d’une menace, d’une obsession, ou peut-être d’une douleur qu’il ne pouvait nommer.
Un soir, dans son appartement glacé, Viktor s’assit devant une table nue. Sur le bois, une photographie ancienne reposait, cornée par le temps. On y distinguait une femme au sourire fragile, ses yeux clairs fixant l’objectif avec une douceur que lui seul connaissait. Viktor passa ses doigts sur l’image, effleurant le papier comme s’il pouvait réveiller ce souvenir.
La cicatrice sur sa joue le brûlait, rappel d’une nuit où tout avait basculé. Depuis, il n’avait plus cherché à aimer. Mais il observait, toujours. Les gestes tendres des autres, les promesses murmurées, les regards échangés. Comme s’il voulait vérifier que l’amour existait encore, ailleurs, même si lui en avait été privé.
Dans sa poche, la rose noire attendait. Elle n’était pas seulement une menace : elle était un signe de deuil, un rappel silencieux de ce qu’il avait perdu. Viktor ne voulait pas détruire Tatiana et Li Wei. Il voulait comprendre. Voir si leur bonheur pouvait combler, ne serait-ce qu’un instant, le vide qu’il portait en lui.
Deux solitudes, une attente
Tatiana et Li Wei ne se connaissaient pas encore. L’une vivait dans une petite ville figée par le froid, où la Volga semblait retenir les rêves sous sa glace. L’autre évoluait dans une métropole saturée de bruit et de lumière, où chaque succès se mesurait en chiffres mais où le silence des nuits pesait plus lourd que les contrats.
Deux existences parallèles, séparées par des milliers de kilomètres, mais traversées par une même faille intérieure. Chacun portait en lui une absence, une quête muette : trouver dans l’autre ce qui manque, combler ce vide qui ronge doucement.
Leurs vies semblaient éloignées à jamais, comme deux lignes qui ne devraient jamais se croiser. Et pourtant, déjà, une force invisible les poussait l’un vers l’autre. Une tension discrète, un appel silencieux, comme si le destin avait tracé un chemin secret entre Cheboksary et Shanghai.
Moscou allait devenir ce lieu improbable, ce théâtre où leurs solitudes se briseraient, où leurs blessures trouveraient peut-être un écho. Trois jours seulement, mais trois jours capables de bouleverser une vie entière.